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Chen Guangcheng par Marie Holzman

Chen Guangcheng par Marie Holzman

Chen Guangcheng © Yang Ziyun

Le récit de Chen Guangcheng est tellement stupéfiant que les studios de cinéma américains envisagent déjà d’en faire un film ! Né dans une famille pauvre d’un village du Shandong, devenu aveugle à l’âge de six mois, il s’est fait connaître dans le monde entier à travers son combat en faveur des déshérités. Pourchassé par le régime de Pékin, il s’évade aux États-Unis dans des circonstances rocambolesques en 2012.

Commençons par la fin : Chen Guangcheng, qui vit actuellement à Washington, est venu faire la promotion de son livre à Paris en septembre 2015. Il a patiemment raconté aux quelques dizaines de journalistes venus l’interviewer à tour de rôle comment il est devenu la bête noire du pouvoir chinois. Partout où Chen a réussi à se faire accepter, au prix d’énormes sacrifices pour sa famille, que ce soit à l’école, à l’université ou, par la suite, dans son travail de défenseur des droits civiques, il n’a jamais rien lâché. Il a toujours lutté pour que les lois soient appliquées, pour que les handicapés puissent accéder au métro gratuitement, pour que l’eau du puits du village ne soit plus polluée par des rejets chimiques d’une usine voisine et, surtout, pour que les fonctionnaires du planning familial cessent de harceler les femmes en âge de procréer.

Cette dernière croisade valut à Chen Guangcheng d’être condamné à quatre ans et trois mois de prison en 2006 sous un prétexte fallacieux : il aurait « intentionnellement dégradé du matériel et créé un rassemblement dans le but de perturber la circulation » — des agissements fort peu plausibles de la part d’un homme aveugle et pacifique !

Il est vrai que les faits mis au jour par l’« avocat aux pieds nus » (en référence aux « médecins aux pieds nus » de la Révolution culturelle maoïste, qui n’avaient reçu qu’une formation médicale succincte) ne sont guère du goût des fonctionnaires chinois. Chen a révélé que, dans le district de Linyi au Shandong et durant la seule année 2005, 130 000 femmes avaient été contraintes d’interrompre leur grossesse, tandis que près de 520 000 autres personnes avaient été harcelées, condamnées à des amendes, emprisonnées ou torturées au cours des campagnes orchestrées en haut lieu. Lorsqu’une femme enceinte pour la seconde fois, ou hors du cadre prévu par le planning familial, se cache pour pouvoir mener sa grossesse à terme, les cadres locaux enferment, battent, torturent des membres de sa famille, ou même des voisins, jusqu’à ce qu’ils dénoncent la coupable. Une fois retrouvée, celle-ci est conduite à un dispensaire pour y subir un avortement, puis une stérilisation d’office.

D’après Chen Guangcheng, les conséquences tragiques de ces violences sont incalculables, allant de séquelles physiques ou psychologiques insurmontables au suicide des femmes violentées dans le cadre de la politique de l’enfant unique. Généralement, les victimes ne portent pas plainte, car elles craignent les représailles que les cadres locaux ne manqueraient pas de leur infliger.

Une fois sa peine de prison purgée, Chen s’est retrouvé enfermé dans son propre village, des dizaines de sbires ayant été chargés d’épier ses moindres faits et gestes et d’empêcher tout étranger à la région de s’approcher du domicile du « dangereux personnage » qu’il était devenu. Il a donc décidé de s’évader seul, en déjouant l’attention de ses gardiens et en franchissant plusieurs murs avant de gagner un village voisin. Connaissant le moindre recoin de son village natal, Chen Guangcheng avait pris soin de revoir mentalement avec sa femme, des mois durant, le moindre pas qui devait le mener à la liberté. Là, il a appelé une amie qui est venue le chercher en voiture et l’a aidé à rejoindre la capitale où d’autres défenseurs des droits civiques l’attendaient. Le récit de cette cavale se lit comme un incroyable roman d’action. Il fait, en tout cas, réfléchir sur la fragilité d’un régime qui se donne tant de mal pour empêcher un brave homme de faire le bien autour de lui.

Lorsque l’on sait que la surveillance de Chen Guangcheng et de sa famille a coûté des millions de yuans au gouvernement chinois, on comprend mieux pourquoi le régime se tourne désormais vers des solutions plus économiques. Le président Xi Jinping lui-même a lancé une campagne visant à faire « disparaître » les intellectuels récalcitrants. Il suffit de citer les noms de Liu Xiaobo (prix Nobel de la paix 2010 qui croupit en prison depuis 2009 et ne devrait pas en sortir avant 2020) et de l’intellectuel ouighour Ilham Tohti (condamné à la prison à vie en 2014 pour avoir évoqué publiquement les conflits ethniques) pour réaliser que les prisons chinoises sont pleines de héros du combat pour la démocratie.

Chen Guangcheng est convaincu que l’opinion publique chinoise n’est plus dupe du discours officiel. Un discours qui consiste à faire miroiter à la population le « rêve chinois » tel que l’a conçu l’actuel président, mais sans jamais montrer concrètement la voie qui mènerait au respect légitime des droits de chaque citoyen. Pour lui, le système communiste se serait effondré depuis longtemps s’il n’était pas jalousement protégé par une police surarmée et dotée de tous les pouvoirs pour réprimer la moindre tentative de résistance.

Depuis son lieu d’exil américain, Chen Guangcheng continue à soutenir les militants restés au pays. Il participe à toutes les initiatives qui contribuent à élargir l’espace de liberté des internautes en Chine et dénonce sans relâche la politique démographique de son pays, qu’il qualifie de « crime contre l’humanité ».

Son livre, recueilli en chinois puis rédigé en anglais, a le mérite d’éclairer d’une lumière crue les recoins les mieux cachés de cette Chine à deux vitesses qui permet à une minorité agissante d’accaparer pouvoir et richesses tout en laissant les plus faibles, et tout particulièrement les handicapés, survivre péniblement dans un univers sans pitié.

 

— Marie Holzman