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Alysia Abbott à propos de la couverture de «Fairyland»

Alysia et Steve Abbott © Ginny Lloyd

De toutes les photos prises avec mon père, le portrait choisi pour la couverture de Fairyland est celle que je préfère.

Elle date de 1980 et elle était destinée à illustrer son troisième recueil de poèmes, Stretching the Agape Bra. La photographe, une artiste nommée Ginny Lloyd, ne demanda rien en échange. La culture créative du San Francisco des années 1970 était réellement communautaire et collaborative, contrairement à la prétendue « économie du partage » qui obsède la ville aujourd’hui. Mon père me fit rater l’école pour l’occasion et Ginny nous suggéra de mettre nos plus beaux habits, noirs et blancs de préférence : elle comptait nous photographier devant le portique de marbre qui se dressait sur les rives du lac Lloyd, dans le Golden Gate Park.

Comme je ne possédais aucune jolie robe à l’époque, j’en avais emprunté une à mon amie Kathy Moe, la fille d’un poète dont Papa était proche. Comme on peut le voir, les manches de cette robe à dentelles et à col haut étaient trop courtes pour moi et, pendant des années, chaque fois que je regardais cette photo je me disais : « Tiens, voilà la fille aux bras de chimpanzé. »

Je comprends seulement maintenant que ma robe trop petite, le costume à rayures trouvé dans une friperie et les chaussures bicolores de Papa participent au charme de cette image. Notre port altier et nos tenues d’apparat si mal ajustées nous donnent l’air de deux escrocs venus tout droit de la Grande Dépression, façon Bonnie and Clyde ou Ryan et Tatum O’Neal dans La Barbe à papa, le film de Peter Bogdanovitch, sorti en 1973.

J’aime aussi cette photo parce qu’elle pose plus de questions qu’elle n’offre de réponses : pourquoi ce père et sa fille ont-ils l’air si sérieux ? Où est la mère ? Comment ont-ils atterri ici et où iront-ils ensuite ? C’est bien par ces questions que s’ouvre Fairyland.

Cette photo est particulièrement adaptée au livre, car elle évoque le merveilleux « monde à l’envers » dans lequel j’ai vécu avec mon père, un monde où se déguiser et faire semblant permettait de donner naissance à des œuvres d’art et à une famille. Mon père feignait d’être la figure d’autorité qui me préparait mon dîner et me bordait, et le rôle de la petite fille modèle qui faisait ses devoirs et s’occupait des commissions me revenait. Mais bien souvent nous n’étions guère que des camarades de jeu prêts à échanger nos rôles en fonction de notre humeur. Parfois je jouais la princesse capricieuse, parfois c’était mon père. Ce fut parfois lui qui prit soin de moi et ce fut parfois à moi de veiller sur lui, comme lorsqu’il contracta le sida alors que j’étais encore étudiante.

Ce n’est qu’au moment de rédiger Fairyland que j’ai découvert avec quelle justesse l’arrière-plan de cette photo illustre lui aussi notre histoire. En 1906, San Francisco fut touché par un violent tremblement de terre qui fit trois mille victimes et détruisit les quatre cinquièmes de la ville. Une photographie d’un portique de marbre – seul vestige d’un manoir de Nob Hill – se découpant sur les décombres fumants devint l’emblème de cette catastrophe. Trois ans plus tard, la mairie installa ce portique dans le Golden Gate Park, au bord du lac Lloyd, en mémoire de tout ce qui avait disparu. Le « Portail du passé », ainsi qu’il fut baptisé, se dresse toujours au milieu du bois, majestueuse porte d’entrée ouverte sur le néant.

Cet édifice de marbre était pour moi le portail vers un royaume perdu, notre monde de Narnia, un lieu que je ne pouvais rejoindre que par mes souvenirs et par mes mots. L’odeur des feuilles d’eucalyptus jonchant le sol, fines comme du papier et courbées comme des bananes, me parvient encore aujourd’hui.

 

— Alysia Abbott

 

 


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